Storytelling, le pouvoir de l'histoire inachevée
Et si votre meilleur outil narratif était… l’inachevé ? De l’effet Zeigarnik à la célèbre balle jaune de Bernard Werber, découvrez comment dire moins peut ancrer plus.
Lucie Michaut
8/8/20255 min read
Le cerveau adore les histoires.
Mais surtout celles qui n’ont pas de fin.
L’intrigue incomplète est un des ressorts narratifs les plus puissants. Elle déclenche la curiosité, l’anticipation, et parfois même la frustration — une émotion assez forte pour laisser une trace durable.
Pourquoi l’inachevé fascine autant
L’effet Zeigarnik
En psychologie cognitive, l’effet Zeigarnik démontre que nous retenons mieux ce qui est interrompu ou inachevé que ce qui est terminé.
Les scénaristes le savent : c’est le principe du cliffhanger. On coupe juste avant le dénouement… et l’esprit reste accroché.
Mais en storytelling, l’inachevé ne sert pas seulement à “faire revenir”. Il sert à faire vivre l’histoire dans la tête du lecteur longtemps après la lecture.
L’exemple culte : la balle jaune de Bernard Werber
Bernard Werber a popularisé un exemple magistral d’histoire incomplète avec la balle jaune. Voici le texte :
"C'est un type qui vient de passer son Brevet d'études supérieures et termine premier.
– Pour le récompenser son père lui propose de lui offrir un vélo.
Mais le jeune homme dit :
– Écoute, Papa, c'est très gentil, évidemment que j'ai toujours rêvé d'avoir un vélo, mais si tu veux vraiment me faire plaisir, ce que je voudrais, c'est autre chose.
– Quoi donc ?
– Une balle de tennis jaune.
Le père s'étonne :
– Mais tu ne joues pas au tennis.
– Non.
– Et tu ne veux pas plutôt une boîte de plusieurs balles ?
– Non plus. Juste une balle de tennis. Mais en revanche je la veux précisément de couleur jaune.
– Et tu vas en faire quoi ?
– Papa, tu m'as demandé ce que je voulais, je te réponds, maintenant, si ça te gêne de ne pas comprendre le sens de ce cadeau, tu peux m'offrir le vélo, mais ce n'est pas ce qui me ferait le plus plaisir.
Le père, bien qu'étonné, obtempère et offre la balle.
Quelques années plus tard, le jeune homme réussit son baccalauréat avec mention Très Bien.
Le père veut lui offrir une moto. Mais le fils lui répond que même s'il sait que tous les jeunes rêvent de cela, lui préfère autre chose. Une balle de tennis jaune.
– Quoi, encore ça ? Mais qu'as-tu fait de la première ? Et puis tu ne joues toujours pas au tennis il me semble.
– Papa, ne me pose pas de questions, un jour je t'expliquerai. Si tu veux vraiment me faire plaisir c'est la seule chose dont j'ai vraiment envie. Une balle et une seule, de tennis, de couleur jaune.
Le père obtempère et offre l'objet convoité.
Le fils fait des études de médecine et sort premier de sa promotion. Le père veut lui offrir un studio pour qu'il s'installe près de son université. Mais là encore, le fils dit qu'il préfère, plutôt qu'un studio, une balle de tennis jaune.
– Tu ne veux toujours pas me dire pourquoi ?
– Un jour je t'expliquerai.
Puis le fils se marie, le père veut lui offrir une voiture, mais pour le mariage le fils dit qu'il préfère une balle de tennis jaune.
– Tu ne joues toujours pas au tennis ? Tu ne veux pas pour changer en avoir une blanche ? Tu ne veux pas une boîte de 6 balles jaunes ? Ça nous ferait peut-être gagner du temps ?
– Non, juste une. Et de couleur jaune.
Une fois de plus, le père offre la balle.
Et puis le fils a un accident. Il est grièvement blessé. Le père fonce à l'hôpital et le médecin lui dit que c'est très grave, que le fils ne s'en remettra pas, il ne passera pas la nuit.
Le père affolé, rejoint son fils qu'il découvre enroulé dans des bandages, avec des tuyaux qui le relient à des appareils.
– Comme c'est affreux ! Mon fils !
Mais sous les bandages une voix faible murmure :
– Papa, je sais pourquoi tu es là. Demain je serai mort et tu as le droit de savoir.
– Mais ne dis pas de telles horreurs. Il faut que tu vives !
– Non, le médecin m'a dit que c'était fichu. Par contre je t'attendais pour te révéler le secret.
– Mais non mon fils, ça n'a aucune importance.
– Si Papa, toutes ces années où tu as voulu m'offrir un vélo, une moto, un studio, une voiture et où chaque fois j'ai préféré une balle de tennis jaune, en fait c'est pour une raison très précise. Approche ton oreille de ma bouche. Je vais te confier ce grand secret. En fait, si je voulais une balle de tennis jaune c'est parce que... Argggghhhh !
Et il meurt."
Quoi, on ne saura donc jamais ?!
Ce que Werber nous apprend sur le récit
Ce qui rend cette histoire inoubliable, ce n’est pas la réponse. C’est l’absence de réponse.
Le cerveau se met en boucle, invente des explications, en discute, revient dessus.
En marketing comme en narration, c’est ce travail mental du public qui crée l’attachement.
Appliquer l’inachevé à votre storytelling
Dire moins pour que l’autre pense plus
Vous n’êtes pas obligé de livrer toutes les clés :
Laissez une intrigue ouverte.
Insérez un élément mystérieux (un objet, un chiffre, un geste) sans l’expliquer.
Fermez sur une image ou une phrase qui laisse un espace à remplir.
En communication de marque, cela peut être un slogan intrigant, un détail visuel récurrent, ou une anecdote volontairement incomplète.
Exercice : votre “balle jaune” de marque
Choisissez un élément récurrent dans votre histoire de marque (visuel, sonore, objet, rituel…).
Intégrez-le dans vos récits sans toujours en donner la signification.
Laissez votre audience projeter, interpréter, questionner.
Observez comment cela nourrit les discussions autour de votre marque.
L’inachevé à l’écran et dans le marketing
Séries et films : la mécanique du manque
Les showrunners le savent : le manque crée le désir.
Lost : pendant six saisons, chaque réponse ouvre trois nouvelles questions.
Game of Thrones : épisodes finissant sur un retournement brutal, souvent avant qu’on en voie les conséquences.
Sherlock (BBC) : cliffhangers où l’on sait que le héros a un plan… sans savoir lequel.
Inception : le plan final avec la toupie qui tourne encore — rêve ou réalité ? Le spectateur sort avec la question, pas la réponse.
Ce n’est pas frustrer gratuitement. C’est impliquer émotionnellement : le spectateur devient co-auteur dans sa tête.
Teasing en marketing : le suspense comme aimant
Le teasing publicitaire utilise la même logique :
Apple : “One more thing…” — une annonce qui laisse supposer plus que ce qui est dit.
Coca-Cola (campagne “Open Happiness”) : des spots qui montrent des scènes, mais jamais toute l’histoire, laissant l’imaginaire combler.
Chanel N°5 : plans fragmentés, narration elliptique — on vend une atmosphère, pas une fiche produit.
Pourquoi ça fonctionne ?
Cela stimule l’anticipation (le cerveau libère de la dopamine à l’idée d’obtenir la réponse).
Cela renforce la mémorisation (on retient mieux ce qu’on complète soi-même).
Cela crée de la conversation (“À ton avis, il voulait dire quoi ?”).
Ce qui fait que l’inachevé marche
Effet Zeigarnik : on se souvient mieux de ce qui n’est pas terminé.
Effet de curiosité : l’incomplétude maintient l’attention.
Projection personnelle : chacun imagine sa propre suite, ce qui rend l’histoire plus intime.
Différenciation : là où beaucoup saturent d’informations, vous laissez respirer.
Raconter moins, c’est parfois raconter mieux.
Laisser un vide, c’est donner au lecteur un rôle actif.
Et c’est ce rôle qui crée le lien.